Disparaitre dans un beau paysage

Pour citer ce texte :

Imache, T. (2022). Disparaitre dans un beau paysage. HYBRIDA, (4), 255–258. https://doi.org/10.7203/HYBRIDA.4.24761

« C’est pour mon nom seulement et non pour mon corps, c’est pour une apparence, un simulacre une imitation ». Hélène, Euripide.

« Pare me mazi sou tsiggane ». Kostas Hadjis.

Marco voyait l’homme en tous. Il a reconnu l’homme dans le Chinois. Marco Polo ne cherchait pas les races, Etiemble dit ça. Ces deux-là ne se croyaient pas le centre de l’univers, sinon auraient-ils voyagé ? Etiemble est l’un de mes ancêtres choisis. J’accroche dans l’arbre virtuel, mon Icloud intérieur illimité, des figures que j’ai méconnues jusqu’à l’âge avancé où je me tiens devant vous, prête au voyage. Je dois quitter le pays pour renaître. Vite ! Quel projet risible lorsqu’on a dépassé la soixantaine.

Mais voici que les frontières se ferment. C’est pour sauver la vie aux gens et aux peuples. Tous ceux qui prétendaient franchir l’horizon sont assignés à quai par les lois des hommes. Grosse contrariété !

Mon urgence, c’est de survoler la capitale du pays de mon père pour gagner la fraicheur de ses montagnes d’origine. J’en espère un choc salvateur.

Il est mort quand j’avais 17 ans. A mon premier voyage chez lui, je vais avoir 30 ans. Je suis une piste à partir du Col des genêts, Tizi-Ouzou. Mais c’est mon nom de famille qui sert de GPS au chauffeur de taxi, égaré de cime en cime. Notre père a vécu immigré chez nous, jusqu’à sa mort. Notre mère a rendu son corps algérien à sa terre natale, un retour non accompagné, en solo. Quand j’arrive au village- statufiée sur le seuil de la maison, je ne peux plus poser ma question « Est-ce ici que mon père est né ? ». L’homme qui se tient devant moi a son visage ! Je tremble d’émotion. Je bafouille. « Je suis la fille de Mohammed. « Où est ton frère ? » interroge l’oncle, les sourcils froncés, sa femme et ses sept filles en arrière- plan, un beau petit garçon accroché à ses basques. Lorsque j’y retourne, deux étés plus tard, c’est le jour d’une circoncision. Dans sa tunique blanche, le jeune cousin me fixe les cils encore humides de larmes, en suçant une confiserie. Je repars, le front agité, ventre à terre presque. A cette époque, l’histoire de mon pays avec le pays de mon père me fatigue énormément.

Hier, on a essayé de me raisonner. Ce n’est toujours pas le moment d’aller se promener là-bas. Il y aurait des groupuscules terroristes résiduels dans le maquis et aussi les dangers d’un brigandage local selon un site Faits Divers Internationaux sur le net. Et d’abord une instabilité chronique, sur un mauvais fond de fièvre.

Je sais que ce genre de voyage se pratique peu dans la vie moderne où il faut toujours aller de l’avant. Revenir vers la tombe d’un père, disparu depuis tant d’années, prend pour certains autour de moi une tonalité absurde. Et ne vais-je pas bientôt le rejoindre ? Non, je ne suis pas croyante. Et je n’ai pas dit que j’irai sur les genoux ou en rampant !

Mon père est au calme depuis si longtemps sous quatre ou cinq pierres sèches. Lors de cette visite, la femme de mon oncle m’a conduite à l’emplacement sans nom de son inhumation dans la montagne. Une tante semblable aux femmes entrevues autrefois dans un bidonville en banlieue parisienne dans les années soixante : indienne au front et aux poignets tatoués, les pieds nus, les traits fins, le visage étroit aux yeux d’agate incrustés », conforme aux cartes postales coloniales. Lorsque je ramasse pour les emporter chez moi des petits fragments de pierre, elle me tape sur les doigts en faisant vigoureusement « non » de la tête. A mon retour à Paris, une amie, qui revenait de Fès, m’a offert un coffret en bois de santal avec des motifs en nacre. Une jolie boite de senteur maghrébine authentique aux finitions irréprochables. Pour mes compatriotes, ce qui est marocain a déjà le charme intrinsèque de ne pas être algérien. J’y ai déposé mes petits morceaux. Et j’ai installé cette sépulture en miniature sur une étagère de ma bibliothèque.

Une inquiétude m’agite depuis que j’ai en tête ce projet. Et si les os de mon père avaient été retournés, pilés, balayés dans l’extension, le développement du village ? Je ne renierais pas ceux de mes contemporains qui ont besoin de tordre les cordes de l’angoisse ou du chagrin jusqu’à l’étranglement du rire. L’homme actuel n’est ni plus bête qu’avant, ni foncièrement méchant. Héritier obligé des ignominies du siècle passé, il veut survivre aux tourments de l’Histoire, intime et collective. Aller sur la tombe de mon père, pour moi c’est obligé sans rire. Puis je quitterai la France pour finir ma vie en Grèce. En Grèce !

L’idée est-elle de faire mon devoir en Algérie puis d’aller me la couler douce dans une île grecque ? On peut se le demander. Pour une poignée d’européens intéressés par son destin, Athènes est sur leur carte la capitale du naufrage d’une belle idée, trop visible sous la couverture à trous de la crise. Pour moi, la Grèce est le pays -de l’été-de la mort- de- mon père. Adolescente en deuil, j’en bois aussitôt la langue, la chaleur des visages, la beauté des paysages, c’est mon pays rêvé ! A mon arrivée dans l’île, tout y est : les vieux sur leurs ânes, les figues offertes dans un mouchoir, l’eau du puits et la table d’une famille insulaire ouverte aux jeunes fauchés, couchés dans leur sleeping bag sur la plage, les cheveux pleins de sable. La Grèce et ses habitants sont une illumination humaine surnaturelle, imprévisible, l’été de mes dix-sept ans. A laquelle je me réchaufferai de loin, aux heures les plus difficiles et les plus mesquines de mon pays natal. J’en chéris pour toujours la langue et les premiers visages.

Dès que les frontières avec l’Algérie rouvriront et si la Grèce ne ferme pas les siennes, je partirai. Au prochain printemps.

Dans mon beau là-bas hellénique, il y a figuiers, oliviers et mûriers sauvages, à foison. Je suis joyeuse dans ce pays étranger, à un point qui intrigue mes amis. Est-ce parce que j’y ai prononcé pour la première fois « je t’aime » dans la langue, sans accent ? Cela ne m’était pas venu naturellement en français.

Voix profondes, mouvements lents, un chœur de femmes vaincues avance pieds nus sur le sol carrelé du réfectoire jusqu’à la salle des fêtes. L’amère Hécube. Cassandre l’émotive. La digne Andromaque. Leurs larmes sont pour Astyanax, l’enfant mâle jeté vivant par-dessus les murailles de la ville conquise, victime collatérale, figure intemporelle répétitive. En ces temps antiques, on ignore la formule de la bombe atomique. On s’attaque aux gènes de son ennemi grossièrement. Tout ceci a flambé dans mon cœur de 11 ans. Ne suis-je pas l’héritière de guerres en chaine dont l’une, en cours à ma naissance, opposait les peuples de mes parents. A l’étude,

le soir, j’invente des histoires dans des cahiers que vole pour moi l’habile crocheteur de serrures des placards de l’école. L’un de mes frères de lait dans la constellation du perpétuel secours.

Dans le premier cahier, une sœur et un frère marchent sous les bombardements au Vietnam. Dans le deuxième, un adolescent erre sur le plateau des Mille vaches à la recherche de son résistant de père. Mes personnages ont beau aller à rebours, se mettre à courir, fuir, tout me ramène à la source du conflit originel, familial.

* * * * * *

Je relis la lettre que j’ai écrite l’année dernière au Centre National du Livre où j’expose les motivations de mes voyages. J’y vois aujourd’hui, en filigrane, un repérage de ma dernière demeure ! Oui j’ai trouvé mon village kabyle au flanc de la montagne grecque. Oui, je veux mes quatre ou cinq pierres avec ou sans mon nom, dans le petit cimetière de Hora. Si les grecs ne s’y opposent pas. Après tout, je ne suis la descendante d’aucune guerre de Troie ni le rejeton d’un conflit familial local inextricable avec croisée des routes mythique, fatale. Si ou non pas ?

N’ayez pas peur ! Vous n’avez pas ouvert ici une sorte de livre des morts passées et à venir. De l’amour même surgira à la manière d’une porte dérobée qui s’ouvre au fond de l’impasse, moins rapidement que dans les séries netflix au timing millimétré, mais c’est juré, nous en avons besoin, vous et moi. « All you need is love » chantonnait autrefois en coulisses, à ses patients, un analyste de mes amis. En vain ?

N’avançons-nous pas tous dans une histoire dont nous savons la fin mais espérerons toujours être démenti en chemin ? Avec le temps, j’ai compris qu’il ne faut pas ennuyer ou attrister son prochain avec des vérités qui ne lui serviront pas. Il s’agit de profiter et de faire profiter. Et si en plus de saveur, la vie avait du sens finalement ?

Hé ! Ecoutez ce qui vient d’arriver, alors que je déambulais dans mon appartement parisien, le téléphone à la main. En arrêt une seconde devant la photographie de ma mère défunte, je lui murmure « tu me manques tellement maman » quand soudain une voix résonne dans ma main toute éclairée : « Je ne sais pas qui est votre mère, regardez dans contacts ». Abasourdie, tétanisée, les jambes qui flageolent. SIRI ! c’est SIRI, la divinité omniprésente et omnisciente des Iphones qui s’est immiscée ! Et alors ?

« Merci Siri ! » me suis-je écriée et j’ai appuyé mon mobile contre mon cœur, avec gratitude ! Je suis une vieille femme de mon temps.

Tassadit Imache

Écrivaine / France