Alba Font de Mora Paes (AFP) : Par rapport à la pièce : quel a été le processus de création ? De quoi vous êtes-vous inspirée pour créer l’histoire de Marie ?
Carole Fréchette (CF) : D’abord, ça fait longtemps que j’ai écrit cette pièce. Elle a été publiée en 1998, mais je crois que je l’ai commencée vers 1988. L’écriture s’est faite en plusieurs étapes. En 1989, j’ai demandé une bourse poursuivre l’écriture, et, à mon grand bonheur, j’ai eu cette bourse ! Comment m’est venue l’idée des quatre morts ? Jusque-là, j’avais écrit une seule pièce : Baby Blues ; c’était le premier texte que j’écrivais seule, parce qu’avant j’avais fait partie d’un collectif nommé le Théâtre des cuisines. C’était dans les années 70. On faisait du théâtre féministe et militant, et on écrivait nos spectacles ensemble. J’ai été formée comme comédienne à l’École Nationale de Théâtre du Canada, à Montréal ; c’est au Théâtre des cuisines que j’ai commencé à toucher à l’écriture. On déterminait ensemble le canevas de la pièce et on se séparait les scènes à élaborer. J’ai découvert que j’aimais bien ces moments d’écriture où je me retrouvais seule devant la page. En fait, j’ai découvert que j’aimais mieux écrire que jouer ! Quand l’aventure du Théâtre des cuisines a été terminée, je me suis dit : « Je pense que je veux faire de l’écriture mon métier ». Je me suis inscrite à l’Université du Québec à Montréal, et j’ai fait une Maîtrise en théâtre. J’ai fait un mémoire-création qui comportait ma pièce Baby Blues ainsi qu’un texte de réflexion théorique. Baby Blues a donc été une pièce de transition entre la militante que j’ai été et l’auteure que je suis devenue. Par son sujet, la pièce se rapprochait des créations du Théâtre des cuisines : elle était centrée sur une jeune femme qui, venant d’avoir un premier enfant, posait plein de questions sur son identité, son avenir, ses ambitions, ses peurs face à la maternité. Par contre, l’écriture n’était plus didactique comme au Théâtre des cuisines. Elle était plus personnelle et sensible. Plus poétique. Baby Blues a été créée à Montréal, en 1991.
C’est en 1988 que j’ai eu pour la première fois l’idée des Quatre Morts de Marie. En fait, c’est très bizarre, parce que l’idée m’est venue par… le titre. Un jour, j’ai entendu dans ma tête : « les quatre morts de Marie » et je me suis demandé : « Qu’est-ce que c’est ? Pourquoi j’ai pensé à ça ? » Et j’ai commencé à chercher qui est cette Marie et de quoi elle meurt… et petit à petit, il m’est apparu que ces morts n’étaient pas des vraies morts, qu’il s’agissait d’une femme qui passait à travers différentes étapes de la vie.
Après avoir fait du théâtre militant pendant plusieurs années, je pense que j’avais besoin de prendre un chemin qui n’était pas du tout idéologique, qui n’était pas du tout cadré, rationnel et intellectuel. J’avais besoin d’une démarche plus intuitive. J’ai donc suivi le fil qui se déroulait à partir de ce titre… J’ai commencé à me raconter l’histoire de Marie, j’ai imaginé quatre moments dans sa vie… À cette époque-là, j’avais une fille qui avait 10 ans. La voix de l’enfant était donc très présente dans ma vie. C’est pour ça, sans doute, qu’elle s’est retrouvée au début de la pièce. Et moi, en 1988, j’avais 39 ans. Au fond, ces quatre morts correspondaient un peu aux quatre décennies de ma vie, et à celles de ma génération… Les tableaux commençaient à prendre forme. Il y avait d’abord l’enfance, puis l’entrée dans l’âge adulte, qui était caractérisée par la volonté de changer les choses, par la colère, la violence, etc. Et après, suivait cette période – qui a correspondu à ma trentaine – où tous les idéaux semblaient avoir été abandonnés, où on se sentait perdus (c’est un peu comme ça que j’ai ressenti les années 80), puis est venu le dernier tableau, qui témoignait, je pense, de la solitude que je ressentais à cette période: j’étais cette femme, seule dans sa chaloupe, qui dit qu’elle va écrire les aventures de Mary Simpson… Je pense que ce tableau parlait très fort du choix que j’avais fait d’écrire, toute seule, et de partir à la découverte du monde qui était en moi. C’est une des interprétations. Bien sûr, pendant que je l’écrivais, je n’avais pas nécessairement toutes ces analyses. J’avançais à tâtons, en suivant Marie…
La bourse pour écrire Les Quatre Morts de Marie a été quelque chose de très importante. J’étais surprise et galvanisé par la confiance que m’ont accordée mes pairs. Cela m’a donné des ailes pour me lancer, et aussi un peu de sous pour le loyer… J’ai écrit la première version de la pièce entre 1988 et 1991.
En 1991, il y a eu une première lecture publique de la pièce, présentée par le Centre des Auteurs dramatique, un organisme très dynamique qui se consacre au développement et à la diffusion de la dramaturgie québécoise. Le CEAD mettait à l’affiche chaque année un évènement appelé « Semaine de la dramaturgie » qui proposait des lectures de nouveaux textes. C’est lors de cet évènement que j’ai entendu Les Quatre morts de Marie pour la première fois.
En 1993, il y a eu une autre lecture publique de la pièce à Montréal, dans le cadre du Festival de Théâtre des Amériques, une manifestation internationale très suivie par le public. Lors de cette lecture, il y avait dans la salle quelques metteurs en scène français qui ont manifesté beaucoup d’intérêt pour la pièce. Quelques mois plus tard, je suis allée en France et j’ai rencontré ces metteurs en scène ainsi que d’autres personnes de la profession. J’ai fait éventuellement la connaissance de l’autrice et metteure en scène Catherine Anne, qui a beaucoup aimé la pièce et l’a montée en 1998 au Théâtre Gérard Philipe, à Paris. Parallèlement, pendant toutes ces années, j’essayais de trouver une production à Montréal, mais personne ne voulait du texte. L’auteur dramatique anglophone John Murrell, que j’avais connu lors de mon passage au Conseil des Arts du Canada, m’a dit : « moi, je veux la traduire en anglais, cette pièce ! », ce qu’il a fait. Il l’a ensuite proposée à un théâtre de Toronto qui l’a produite en 1997. La pièce a donc été créée en anglais avant d’être montée dans sa langue d’origine, ce qui est très rare. Finalement, le metteur en scène Martin Faucher a créé la pièce à Montréal, en février 1998, au Théâtre Prospero. La première représentation à Montréal a eu lieu le lendemain de la première à Paris, si bien que j’ai vu les deux créations à 24 heures d’intervalle ! Au final, sept années se sont écoulées entre la première lecture publique et la création scénique en français. J’ai trouvé ça très long !
AFP : Je ne savais pas que vous aviez une fille qui avait justement l’âge de Marie au début de la pièce. J’avais pensé plutôt que peut-être elle était plus basée sur vous, parce qu’en 1960 vous aviez aussi 11 ans justement, et cette année-là est aussi celle du commencement de la Révolution tranquille. Donc, selon mon interprétation de la pièce, il y avait, peut-être, un lien entre votre âge à ce moment-là, et l’âge de Marie au début de la pièce.
CF : Oui, en fait, vous avez raison. Cette petite Marie, c’est beaucoup plus moi que ma fille. Mais, le fait que j’avais une fille de 10 ans à la maison a fait que j’avais en tête cette énergie de l’enfance. Mais tout est inventé, car la Marie de 11 ans, ce n’est pas exactement moi non plus, dans le sens où … mon père n’est pas parti et ma mère ne m’a pas abandonnée… Il n’y a rien de ça qui m’est arrivé, évidemment. C’est une sorte de conte. Ce qui est vrai, c’est que j’ai été une petite fille dans les années 50 et 60. Et puis, si la situation est complètement fictive, les émotions, elles, sont vraies.
AFP : Par rapport aux personnages : – J’ai trouvé Pierrot Desautels, Pierre et Pierre-Jean très intéressants. Pour Pierre et Pierre-Jean, il est assez clair, finalement, qu’il s’agit de la même personne. Est-ce aussi le cas de Pierrot ? Pourquoi ce choix des prénoms qui se ressemblent phonétiquement ?
CF : Dans ma tête, ils étaient plus ou moins le même : celui qui essaie toujours de convaincre Marie de le suivre, qui essaie de la séduire. Quand elle est enfant, il se retrouve sur son chemin et lui dit : « T’es pas pressée. Va pas à l’école, joue avec moi. » Puis, quand elle est une jeune femme , il lui dit : « Non, ne vas pas faire ton action spectaculaire, viens plutôt avec moi. » Les trois personnages ne sont pas la même personne au sens strict. Quand elle voit Pierre-Jean, Marie ne se dit pas : « Ah ! C’est Pierrot, celui que j’ai rencontré sur la route quand j’étais enfant… ». Mais, d’une certaine façon, c’est la même figure, celle de l’homme qui vient la séduire ou tenter de la faire changer de chemin.
AFP : Oui, parce que finalement ils ont la même fonction, n’est-ce pas ?
CF : Oui. Voilà, c’est ça.
AFP : D’accord. Ensuite, pour le personnage de Marie, c’est un personnage qui montre, depuis son enfance, de grandes aspirations : elle veut voyager et découvrir le monde, écrire des romans… et elle dit qu’elle ne veut jamais mourir (affirmation que je trouve assez ironique, vu que la pièce s’intitule justement Les Quatre Morts de Marie. Elle ne va pas mourir une fois, mais quatre !), et ces aspirations se maintiennent d’une certaine façon pendant sa jeunesse, devenues des envies de changer le monde. Mais, en même temps, pendant cette période de jeunesse que nous voyons au deuxième tableau, Marie a laissé de côté ses rêves d’enfant et fait de petits boulots, « en attendant », même si elle n’explique pas ce qu’elle attend. Enfin, elle critique Pierre pour « rien faire dans la vie », mais en même temps, elle ne fait rien non plus pour mener à terme ses rêves et ses aspirations. Pourriez-vous me parler un peu de cette contradiction dans l’esprit de Marie ?
CF : C’est vrai que la petite Marie du premier tableau a de grands rêves : devenir écrivaine, faire le tour du monde… Mais arrivée à l’âge adulte, elle considère que tout ça est futile parce qu’elle prend conscience que le monde est plein de laideurs et d’horreurs… et elle se dit que c’est ça, la priorité. Elle oublie un peu ses rêves d’enfant, pour se consacrer à l’action militante. Et c’est vrai que dans les années 70, quand j’étais dans la vingtaine, il y avait de grands mouvements politiques auxquels participait la jeunesse. Il y avait les luttes révolutionnaires souvent violentes en Amérique latine, etc. Marie se dit : « Au fond, toutes mes aspirations personnelles ne comptent pas, ce qui compte, c’est changer le monde ». Avec Louis, son ami et son partenaire, ils ont organisé une action spectaculaire ; ils ont planifié de faire exploser un camion pour marquer leur révolte. Mais Marie se distancie de Louis. Elle dit : « Moi, je veux faire plus. Il faut pas faire juste une action spectaculaire, il faut parler, il faut dire aux gens pourquoi on a fait ça. » C’est une chose qui revient souvent dans mes écrits : la nécessité de dire, de prendre la parole. Alors Marie prépare sa propre action. Elle compose son petit manifeste ; elle cherche comment exprimer ce qui brûle en elle, mais c’est difficile parce qu’on ne peut pas dire toute la souffrance qu’on ressent, ou toute la colère… Alors elle met le feu à son effigie, elle s’immole symboliquement en quelque sorte. Ça, ça m’est venu d’une image très forte qui circulait dans les années 70 ; un moine bouddhiste qui s’ést immolé, pendant la Guerre du Viêt Nam. Je ne sais pas si vous connaissiez cette histoire.
AFP : Non…
CF : Non ? Ça s’est passé dans les années 60. Au Viêt Nam, pendant la guerre, un jeune moine s’est mis sur la place publique, s’est aspergé de gazoline et a mis le feu à son corps pour protester contre la guerre. Cette image très puissante a fait le tour du monde. Dans le deuxième tableau, au moment de mettre le feu à son effigie, Marie fait référence à cet évènement réel. Louis veut faire exploser un camion dans un quartier riche. Marie, elle, ne veut pas d’une action dirigée vers les autres, pour attaquer et pour détruire, c’est pourquoi elle fait plutôt un geste sacrificiel, comme ce moine bouddhiste. Mais elle ne le fait pas pour vrai ; elle brûle seulement son effigie. Je me souviens avoir beaucoup hésité en écrivant cette partie. Je ne voulais pas que Marie fasse une action destructrice tournée vers les autres. Je ne le sentais pas. Mais bien sûr, je ne voulais pas non plus qu’elle s’immole vraiment. C’est comme ça que m’est venue l’idée d’une immolation symbolique. Elle fait un geste sacrificiel, ce qui est très différent d’une action terroriste.
AFP : D’accord. Parce que c’est ça ce que vous expliquez, qu’il y avait cette conception, à ce moment-là, de « l’important, c’est la lutte, pas nous-mêmes », n’est-ce pas ? Et alors, elle dit : « Moi, je ne suis pas ce qui importe… » Et elle fait cette action un peu dans cette logique.
CF : Oui. Elle fait cette action parce qu’elle pense que l’important, c’est la lutte, c’est le monde, et que son petit bonheur est secondaire. Mais parce que Pierre se retrouve là, juste au moment où elle va faire son action, elle est déchirée. Il lui dit : « Viens avec moi. Moi, je vais t’aimer, te désirer… » Et bien sûr, il y a une partie d’elle qui veut ça, qui veut son propre bonheur, comme nous tous. Puis arrive Louis, qui lui dit : « Non, viens avec moi ; l’action politique, militante, c’est ça qui compte… Est-ce que tu vas trahir la cause ? » Elle se sent écartelée entre ces deux hommes, ces deux appels, et, finalement, elle ne suit ni l’un ni l’autre, et elle dit : « Moi, j’ai quelque chose à faire ». Et au lieu d’aller sur la place publique pour accomplir son geste et lancer son message, elle le fait là, dans ce terrain vague, devant ces deux hommes-là. Quand j’y pense maintenant (ça fait plus de trente ans que j’ai écrit ça !), je me dis que la décision de Marie était à l’image de mon propre désir de m’affirmer comme auteure, de prendre la parole à ma façon, avec ma propre voix, qui n’est pas une voix militante, mais peut-être la voix d’un témoin. Et quand Marie déclare à la fin du tableau : « Je suis ici, comme vous, je voudrais vous dire, il faut regarder, il faut brûler, à l’intérieur, il faut brûler…. », c’était une façon de parler de mon propre désir de témoigner du monde avec mon regard brûlant…
AFP : Par rapport à l’intrigue : Au dernier monologue de Marie, elle répète des phrases dites par ses parents, quand ils essayaient d’expliquer pourquoi ils étaient partis. Elle dit, comme sa mère : « C’est difficile à expliquer. Ça m’est venu comme ça, en regardant l’eau couler. » Et après elle dit, comme son père : « …on frôle la mort, mais au moins, au moins, on se sent vivant. » Pourriez-vous me parler de cette répétition des mots de ses parents ? Est-ce que cela signifie qu’il est impossible d’échapper aux conditionnements et au vécu familial et que Marie est condamnée, d’une certaine manière, à reproduire ces schémas de pensée et à suivre les pas de ses parents ?
CF : Ça fait longtemps… Je ne me souvenais plus qu’elle répétait les mots de Simone et de Théo…Je ne pense pas que j’ai voulu montrer comment Marie reproduit les attitudes de ses parents. Je n’ai pas pensé dans ces termes-là. Il est vrai que Marie est l’héritière de cette mère qui est partie sans vraiment expliquer pourquoi et l’héritière de ce père qui est parti pour aller découvrir des pays où on frôle la mort, où on se sent vivant… C’est vrai que son destin, quand on y pense, est difficile. Elle a été abandonnée par sa mère, par son père… Mais pour moi, ces départs des parents, c’était aussi une manière de montrer Marie qui quitte l’enfance, qui trace son propre chemin, qui n’est pas celui de son père ni celui de sa mère. Son chemin passe par le projet d’écrire, de partir toute seule dans sa barque…
AFP : Alors, cette partie de la pièce où Marie part avec la chaloupe, pour vous, cela représente qu’elle part pour se retrouver elle-même ?
CF : Oui, je pense.
AFP : D’accord. Et, qu’est-ce qu’elle représente, pour vous, chaque mort de Marie ? Vous m’avez raconté un peu qu’elles représentent la fin de chaque étape de sa vie, n’est-ce pas ? La fin de l’enfance, la fin de la jeunesse, la fin de la vie adulte…
CF : Oui.
AFP : Et alors, la dernière mort de Marie, qu’est-ce qu’elle représente pour vous ?
CF : Pour moi, en tout cas, ce n’était pas une fin. C’est-à-dire que, pour moi, Marie ne s’en allait pas mourir. Comme il y avait eu des résurrections après chaque mort, il y en aurait une après celle-là aussi. On ne la verrait pas, mais elle viendrait, c’est sûr. D’ailleurs, il y a le mot « vivant » à la toute fin : « On avance sur la mer et on se sent vivant. » Et puis, tout de suite après : « Peut-être que tout ça était juste dans ma tête, peut-être que c’est juste une impression, une incroyable impression de solitude ». Cette fin parlait de la solitude de l’écriture. Je ne me rappelle pas comment m’est venue l’image de la barque, mais je sais que très tôt, j’ai pensé : « À la fin, Marie va être toute seule dans une chaloupe. » Je pense qu’à ce moment-là, je me sentais moi-même bien seule dans ma chaloupe… Après avoir fait partie d’un collectif, j’avais envie de savoir qui j’étais, et cela impliquait de faire un bout de chemin en solitaire. Ce dernier tableau, c’est vraiment à propos de la décision de devenir une écrivaine. Plus on avance dans la pièce, plus on est dans la métaphore… Maintenant, je me dis : « C’était quand même très audacieux de terminer une pièce comme ça. » (Hahahaha…). Je crois que cette finale a été influencée en partie par le monologue de Molly Bloom, dans Ulysse, de James Joyce. J’ai été très impressionnée par ce monologue lorsque je l’ai lu à 18 ans. À la fin du livre, Molly Bloom, qui est la Pénélope de l’histoire, parle pendant 50 pages bien tassées, sans aucune ponctuation. Quand on est une jeune écrivaine, on a l’impression qu’on a tant de choses à dire qu’il faudrait juste ouvrir le robinet et laisser couler. Le soliloque de Marie à la fin, c’était ma façon de laisser couler, dans une forme très libre. Aujourd’hui, je ne sais pas si je ferais ça, mais, à l’époque, ce long flot de paroles correspondait à un besoin profond. Il est certain qu’une telle finale laisse le spectateur sur une impression assez… comment dire ?… C’est une fin assez réflexive, pas du tout en montée dramatique ! Après le troisième tableau, qui est très frénétique et assez drôle, on bascule tout à coup dans une espèce de rêve. J’avais vraiment besoin d’écrire à propos de la solitude dans laquelle je me trouvais. J’étais pourtant bien entourée dans la vie, j’avais un amoureux, une fille que j’adorais, des amis…. Mais je me sentais immensément seule face au défi de l’écriture. Il y a un moment où Marie dit : « Je me penche et j’essaie de voir mon reflet à la surface de l’eau ». Comme elle, je cherchais ma propre image, ma propre voix. Elle dit aussi : « On affirme que tous les continents sont connus maintenant, qu’il n’y a plus rien à découvrir. Tout a été cartographié. Mais moi, je dis : peut-être qu’en dessous, il y a encore des choses à découvrir, sous la surface de l’eau ». Quand on commence à écrire, on ressent fort ce vertige. On se dit : tout a été écrit, qu’est-ce que je peux ajouter ? Comme Marie, je voulais croire que je pouvais découvrir quelque chose, sous la surface… Je voulais croire que ma voix était unique, et qu’il y avait une place pour elle parmi les millions de voix de la littérature.
AFP : Après la lecture de la pièce, j’ai trouvé beaucoup de sujets qui m’ont interpelée : la solitude, le désespoir, l’incompréhension… ressentis surtout par le personnage de Marie. Il s’agit de thématiques que l’on retrouve aisément d’une manière générale dans le théâtre québécois contemporain. Est-ce que ce passage interprétatif du particulier au général vous semble juste ? En effet, je fais des rapprochements entre les sentiments de Marie et ceux de beaucoup de Québécois·e·s après les résultats des référendums de 1980 et de 1995. Étant donné que la pièce a paru quelques années après ce deuxième référendum, cela m’a fait penser qu’ il y avait peut-être un lien entre ce qui est raconté dans la pièce et ce qui s’est passé au Québec à ce moment-là, entre la micro histoire de Marie et la macro histoire du Québec. Ce lien est-il évident ou juste pour vous ?
CF : C’est intéressant ! C’est certain qu’il y a un lien à faire avec le parcours de ma génération – ceux qui a grandi dans les années 50 et 60 et sont devenus adultes au début des années 70. Au Québec, cette période a été celle de La Révolution tranquille, un moment de grands bouleversements sociaux. La génération des Baby-boomers – dont je fais partie – arrivait à l’âge adulte. Nous étions très nombreux et nous imposions nos idées et nos valeurs. On a beaucoup glorifié la jeunesse à cette époque-là. Cette volonté de changer le monde est présente dans Les Quatre morts de Marie, alors que la question nationaliste n’y est pas vraiment. Je ne peux pas dire que j’étais habitée par cette thématique – le rêve de faire du Québec un pays –, pendant que j’écrivais. J’étais plus dans le souvenir des combats pour la justice sociale qui m’avaient mobilisée au cours des années 1970. Le deuxième tableau était centré sur cette période de la vie où on prend conscience des laideurs du monde et on veut tout changer. Le troisième tableau faisait référence à ce qu’on a appelé « la fin des utopies ». Après la fièvre des années 60 et 70, on a délaissé les idées révolutionnaires basées sur la théorie marxiste – le rêve d’une prise de pouvoir par la classe ouvrière pour créer une société plus égalitaire, etc. Les années 80 ont été une espèce de période un peu folle, où, tout à coup, on tournait le dos à toutes ces luttes collectives. La pensée dominante était désormais centrée sur l’épanouissement de l’individu. Ma génération, qui arrivait à la trentaine, commençait à s’installer, à fonder une famille, s’acheter une maison… tout ce qu’on aurait qualifié de « bourgeois » quelques années auparavant. Je me souviens qu’à Montréal, un nouveau bar appelé le Business attirait les foules ; les anciens militants allaient boire au Business (hahaha…). Cette évolution des mouvements sociaux n’était pas spécifique au Québec. C’était partout en Occident. Mais au Québec, il y avait, en plus, la lutte nationale, le projet de faire l’indépendance. Et l’échec du référendum de 1980 a fort contribué au désenchantement de la jeunesse. Comme Québécoise, j’étais touchée, évidemment, par ce grand mouvement d’affirmation nationale, et j’ai voté « oui » aux deux référendums, mais je n’ai jamais eu un rapport viscéral avec cette lutte. Ça n’a jamais été un moteur d’écriture pour moi.
AFP : D’accord. Parce que, finalement, les idéaux du mouvement de la Révolution Tranquille étaient des idéaux un peu révolutionnaires, et c’est vrai qu’ils étaient les mêmes qu’une grande partie des idéaux révolutionnaires de partout dans le monde. Ces idées qu’ont Marie et Louis au deuxième tableau de changer le monde, de tout effacer du monde antérieur et de commencer à nouveau, sont communes aux idéaux qu’il y avait au moment de la Révolution Tranquille, mais aussi aux autres mouvements révolutionnaires qu’il avait à ce moment-là dans d’autres parties du monde, n’est-ce pas ?
CF : Oui, ma génération était persuadée qu’on pourrait changer les choses. C’est peut-être le propre de la jeunesse, quelle que soit l’époque, de vouloir transformer le vieux monde, mais nous arrivions dans un contexte particulièrement propice à l’espoir. C’était l’après-guerre, la période de reconstruction qui a amené plusieurs décennies de prospérité, en tout cas en Occident. Et nous avions la force du nombre. Et puis, il n’y avait pas du tout la menace écologique qui pèse aujourd’hui sur nos têtes et qui fait qu’il est très difficile, maintenant, d’entrevoir un avenir meilleur. Ce sont plutôt des images apocalyptiques qui dominent en ce moment : la disparition des espèces, la destruction de la planète… Sans doute que les changements climatiques avaient déjà commencé leurs ravages il y a 50 ans, mais nous n’en étions pas conscients. Ce n’était pas du tout présent dans les médias et les discours politiques. Aujourd’hui, les plus jeunes disent : « les baby-boomers ont eu toutes les chances, tous les privilèges, et ils nous laissent une planète pourrie ». Pourtant, on a eu l’impression de faire les bons combats : pour la justice sociale, pour la libération des femmes, etc. À cette époque, la fumée que sortait des usines était moins importante à nos yeux que ce qui se passait à l’intérieur des usines : l’exploitation des travailleurs, etc. Maintenant, on voit que cette fumée est en train de nous asphyxier, mais à cette époque-là, ce n’était pas ça qui était considéré comme urgent. Oui, on pensait qu’il fallait faire sauter le système capitaliste, mais pas pour les raisons écologiques, plutôt pour les raisons humanitaires, de justice sociale, etc.
AFP : Et, ensuite, est-ce que la jeunesse de Marie et ses idées révolutionnaires pourraient représenter les idées du mouvement de la Révolution Tranquille ? Et l’attentat commis par Louis et Marie, est-il une représentation des groupes terroristes apparus pendant cette période, comme le Front de libération du Québec ?
CF : Oui, je crois que l’idée de faire exploser un camion m’est venue des actions qui ont eu lieu au Québec dans les années 60 et 70 et qui ont beaucoup frappé les gens ; des membres du FLQ ont fait exploser des bombes dans des boîtes aux lettres, dans les quartiers riches. Mais beaucoup d’actions violentes comme celles-là se passaient aussi ailleurs dans le monde. Dans les guérillas d’Amérique latine, par exemple.
AFP : Enfin, dans la dernière période de la vie de Marie, elle fait une ultime tentative d’obtenir ce qu’elle veut : être aimée. Elle essaie avec Thomas, mais elle est à nouveau déçue à cause de l’échec de ce dernier espoir. Pourrait-on interpréter cela d’une manière politique également, c’est-à-dire, est-ce que cette dernière tentative de Marie pour devenir heureuse et la déception conséquente pourraient représenter le dernier référendum de 1995 et la déception du peuple québécois après les résultats ?
CF : Je n’ai pas pensé du tout à la déception du référendum. D’ailleurs, j’ai écrit cette scène vers 1990, donc bien avant le deuxième référendum… Ce troisième tableau porte sur l’espèce de frénésie de la consommation, de la course à la réussite personnelle qui a suivi la fin des illusions des années 70. Dans cette fête chaotique, Marie se rend compte qu’elle n’a rien accompli, rien mené à terme. Elle vit dans un terrain vague et fait des petits boulots. Dans un monde qui valorise maintenant l’individu et la réussite personnelle, elle se sent perdue. Elle a abandonné ses idéaux de jeunesse et elle cherche maintenant un sens à sa vie. Et puis, à la fin du tableau, elle s’empiffre de cerises et finit par suffoquer. Elle meurt étouffée en quelque sorte par la surconsommation et la recherche d’un plaisir qui n’a pas de sens.
AFP : Bon. Merci beaucoup. Tout cela m’a fait réfléchir à beaucoup de choses qui ne m’étaient pas venues à l’esprit à propos de la pièce.
CF : J’espère que ça vous a été utile. Ça m’a fait très plaisir de vous parler. C’est touchant, pour moi, de revenir sur cette période-là. Ça fait longtemps que je n’ai pas relu Les Quatre Morts de Marie, une pièce qui appartient à une autre étape de ma vie. Mais c’est une pièce importante dans mon parcours. Je l’appelle ma pièce fondatrice parce que c’est vraiment avec Les Quatre morts de Marie que j’ai trouvé ma voix, ma façon d’écrire, de témoigner de mon rapport au monde. Mon écriture a bougé depuis, j’ai exploré d’autres tonalités, mais on retrouve encore souvent dans mes pièces cette espèce de « réalisme magique », où les situations ne sont pas réalistes, elles sont souvent un peu décalées, mais les émotions, elles, sont tout à fait réelles et vraies. Je me souviens que lorsque j’ai fini d’écrire Les Quatre morts…, j’étais étonnée de constater que j’avais tout ça en moi, tout cet univers, toutes ces formes. J’ai pris conscience que chaque tableau était construit sur un mode différent. Le premier tableau est une sorte de conte : « Il était une fois, une petite fille dans une maison, sa maman était partie, son papa est revenu… ». Dans ce début, tout arrive comme dans les contes, un peu magiquement. Le deuxième tableau est bâti comme un drame, avec un conflit classique : un personnage doit choisir entre deux prétendants, deux valeurs, deux façons de vivre. Le troisième tableau est une espèce de cacophonie, dans une structure éclatée vaguement post-moderne. Et puis, la pièce se termine sur un soliloque, dans une écriture très libre, qui suit le fil de la pensée. J’étais surprise d’avoir cette histoire en moi, que je trouvais à la fois vraie et étrange. Je me souviens qu’une metteure en scène m’a dit qu’il y avait beaucoup de tristesse dans ce texte, mais qu’aucun des personnages ne pleurait. Et c’est vrai qu’il n’y a personne qui pleure dans la pièce. Puis elle a ajouté : « Mais cet océan sur lequel s’aventure Marie à la fin, c’est un océan de larmes. » Ça m’avait beaucoup frappée. C’est vrai qu’il y a ça, aussi, dans mon écriture : un fond de tristesse. Quand mon me demande pourquoi j’écris, je réponds souvent : « Pour me consoler, et pour essayer de créer de la beauté avec ce qui me fait mal et ce qui me fait de la peine. »
Note: Cet entretien a été réalisé le 7 novembre 2023, par voie télématique. Nous avons essayé de la transcrire le plus fidèlement possible à la conversation réelle, c’est pourquoi quelques marques d’oralité, telles qu’ellipses, interjections et onomatopées, peuvent être observées dans le texte. L’entretien fait partie d’un travail de recherche sur Carole Fréchette soutenu à l’Université de Valence (Espagne) en janvier 2024 par Alba Font de Mora Paes et dirigé par Domingo Pujante González. L’entretien a été révisé et corrigé avant sa publication par Carole Fréchette.
Alba Font de Mora Paes, née à Valence en 1999, a étudié les langues et littératures modernes à l’université de Valence, avec une spécialisation en langue et littérature françaises. Pendant ses années de formation, elle a passé une année à l’Université Sorbonne Nouvelle, à Paris, dans le cadre du programme Erasmus. Elle a consacré son mémoire de fin d’études à l’auteure québécoise Carole Fréchette et à sa pièce de théâtre Les Quatre Morts de Marie, en incluant un entretien avec l’auteure, dans lequel Fréchette révèle à la fois son inspiration pour l’écriture de cette pièce et sa motivation pour l’écriture en général.
Domingo Pujante González. Directeur de la revue HYBRIDA.