Comment en arriver à ce que ton âme franchisse
l’abîme qui la sépare de toi, qu’elle te revienne, nue,
sale, décoiffée ? Qu’elle réintègre ta chair ?Comment parvenir à traverser l’effroi de ton exil intérieur ?
Tu dis exil en pensant solitude, tu dis intérieur parce
qu’il ne te vient pas de synonyme, comme tu poses des
questions parce que tu ne trouves pas de réponses.Tu te parles à distance, comme ceux qui ont renié le
surnom de leur enfance.Tu te méfies des phrases qui pourraient écraser
Dupré, Louise (2022). ‘Exercices de joie‘. Noroît. (p. 45)
la lumière.
Depuis un certain temps, j’hésite trop. J’ai l’impression de planer, d’être divisé, scindé, en litige avec moi-même, d’entendre sans comprendre, de fuir, d’être en exil (en solitude) permanent… à la dérive… dépourvu de ma chair. D’où me vient cet état de distraction nostalgique, de méfiance de l’humain, parfois écrasante, d’inquiétude permanente, de profonde lassitude qui ne m’a pourtant pas du tout fait perdre le goût (piquant) de la vie ni le sens (caustique) de l’humour, ni le plaisir (incertain) de la rencontre, ni l’enthousiasme (sincère) de la recherche mais qui les a fortement nuancés, voire assourdis ? Est-ce le fruit de l’expérience, le prix à payer pour les commodités de la position acquise après tant d’efforts et de vicissitudes ?
Dans les six derniers mois, entre le solstice d’hiver et ce nouveau solstice d’été (le quatrième pour la revue HYBRIDA) qui annonce ce qui sera l’été le moins chaud du reste de nos vies, je suis allé vingt fois en prison pour « rendre visite » à mon ami Karim (l’un et le multiple), avec toute la complexité, l’incertitude et le mystère que le beau mot d’amitié enferme, une visite « derrière le carreau » qui permet de s’entretenir avec la personne privée de liberté pendant quarante minutes à travers une paroi en verre en se servant d’un interphone, après avoir passé tout un strict protocole de sécurité. Cette expérience m’a profondément marqué et a fait chavirer tous mes principes me plongeant physiquement et psychiquement dans une spirale obsessionnelle de questionnements qui ajoutent de l’inquiétude à une souffrance qui me paraît déjà naturelle en moi, malgré ma gaîté de cœur, ma joie de vivre (mon sybaritisme nonchalant), que j’essaie de mettre en pratique au quotidien. On est tous des inconnus, on dissimule, on cache souvent de lourds secrets, des contradictions, des mensonges, des doutes qui traînent et nous entraînent… à certaines personnes tout particulièrement.
L’impression de voler au-dessus des choses et des êtres, de mépriser la médiocrité ambiante, l’avarice des gens, l’envie de pouvoir, leur manque d’intégrité ; la sensation d’entendre les conversations à moitié, comme si ceux et celles qui m’entourent parlaient une langue étrangère, à peine reconnue ; d’être à côté, en dehors, déplacé. Comme si l’on avait volé mon énergie, écrasé ma lumière. Je dois de plus en plus répéter mon nom, corriger quand on le prononce mal, quand on l’écrit mal, ici et ailleurs, quand on change capricieusement le « n » par un « l » (de mon premier nom, celui de mon père), ou le « z » par un « s » (de mon second nom, celui de ma mère), pour me convaincre que c’est bien moi, que je reste « puissant ».
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La vie académique nous présente beaucoup de surprises imprévues et enrichissantes. C’est là que je me rends bien compte que je suis un privilégié, malgré le bûcher des vanités. Au début du mois de mai, au moment où les places de Valence sont ornées de croix de fleurs, le groupe de recherche HYBRIDA et le Laboratoire d’Art et Esthétique dans la Société Contemporaine de l’Alliance Forthem, réunissant neuf universités européennes et que je dirige à l’Université de Valence, avons organisé un concert appelé Mémoires de fleurs d’oranger ; le mot en espagnol pour désigner cette belle fleur aux arômes délicats, fortement évocateur du passé arabe, étant « azahar ». Cet événement faisait partie d’un projet guidé par les étudiant·e·s intitulé « Mousiké et Intégration ». Il a permis la rencontre d’un groupe de personnes des Universités d’Agder en Norvège et de Valence en Espagne en vue de fomenter la confluence de recherche et de culture. Le résultat principal a été un concert-récital dans la magnifique Chapelle de la Sagesse du Centre Culturel « La Nau » de l’Université de Valence où musique et poésie ont convergé, reflétant le passé et le présent des influences des cultures méditerranéennes d’Afrique du Nord (principalement amazighe et arabe) sur la création littéraire et musicale espagnole en général et valencienne en particulier.
Au cours d’une intense semaine de travail, les étudiant·e·s des deux Universités, avec la collaboration de jeunes spécialistes extérieurs et de personnes directement impliquées dans les processus migratoires, ont pu réfléchir aux riches transferts entre musique et poésie des deux côtés de la Méditerranée, depuis l’arrivée des Arabes en Espagne au VIIIe siècle jusqu’aux migrations actuelles, dans des contextes historiques et sociopolitiques complètement différents. Ils ont pu élaborer ensemble un programme riche et varié où musique et chant alternaient avec la récitation poétique. C’est ainsi qu’on a pu récupérer, entre autres, la voix du poète arabo-andalou du XIIe siècle Al-Russafi, né à Russafa, un quartier intégré dans la ville de Valence où j’habite depuis presque trente ans, qui, ayant quitté cette ville au début de l’âge adulte, chantait avec passion et nostalgie à sa terre natale. Je tiens à remercier toute la belle équipe qui s’est constituée : les participant·e·s de l’Université d’Agder (les étudiant·e·s Reem Riyadh – chant – ; Daniel Sánchez Rando-Cañas – piano – ; Randi Marghrete Eidsaa – coordinatrice académique – et Arve Konnestad – collaborateur extérieur – ) ; ainsi que les participant·e·s de l’Université de Valence (les étudiantes Núria Cervelló – organisation, chant et récitation – ; Daína Pestana – organisation et récitation – ) et les invité·e·s externes (Dina Eljantafi – récitation – ; Khalil Ferjeni – guitare – et Aziz Fnix – chant – ).
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Le Dossier intitulé « FEMMES ARTISTES », coordonné avec enthousiasme et savoir-faire par Claudia Pena López de l’Université de Valladolid (Espagne), qui a fait également une belle introduction sur la place (voire le peu de visibilité et de présence) des femmes dans l’histoire de l’art, est composé de quatre articles dont trois venus d’Espagne et un du Congo. Il s’agit d’un Dossier spécialement illustré grâce à sa thématique. Soledad Soria Berrocosa de l’Université d’Alicante, adoptant une claire perspective des études de genre, fait un intéressant article, profusément illustré, de récupération de Lita Besnard, une « peintre oubliée de l’entre-deux-siècles ». En effet, s’appuyant sur des documents de la presse et de la critique de l’époque, l’auteure fait une fine analyse de la réception de ses œuvres, de la technique picturale du pastel et des visages ou « masques » de l’artiste pour défendre une conception de la peinture plus « évolutionnaire » que « révolutionnaire », d’après les mots de l’artiste.
À partir des films de Bruno Nuytten (Camille Claudel, 1988) et de Bruno Dumont (Camille Claudel 1915, 2013) qui plongent dans la psychologie du personnage, María Custodia Sánchez Luque de l’Université Roi Juan Carlos de Madrid nous propose également un travail de récupération de la figure de la sculptrice « talentueuse » Camille Claudel en insistant sur le côté affectif et intimiste de l’artiste qui associe les concepts de génie et de folie et développe la notion de créativité subversive.
Mathusalem Nganga-Mienanzambi de l’Université Marien Ngouabi fait une étude de la présence et la représentation des femmes artistes (Marie-Ève, Kolélé et Kimia) dans trois romans de l’écrivain et homme politique congolais Henri Lopes (Sur l’autre rive, 1992 ; Le Lys et le Flamboyant, 1997 et Une enfant de Poto-Poto, 2012) afin d’y déceler une volonté militante prônant le pouvoir de résilience de la femme et son émancipation dans une société oppressante, ainsi que l’utilisation de la pratique intermédiale pour la construction de ce système de personnages.
Enfin, Andrea Corrales Devesa de l’Université de Saragosse nous présente un article en espagnol partant de sa vision d’activiste et d’artiste et mettant en œuvre une méthodologie « inductive, fragmentaire et interdisciplinaire », basée sur les postulats théoriques et les écrits de Monique Wittig. Dans son texte, l’auteure part d’une affirmation aux claires résonnances féministes : « Les putes ne sont pas des femmes » pour faire un parcours erratique richement intéressant qui traverse la métaphore de l’île (le topos Lesbos/Sappho), la résistance au binarisme, l’abstraction du langage et la fuite comme quête et déplacement identitaire, en prenant la figure de la prostituée comme métaphore de l’idée de « fuite-refuge ».
Dans la section Mosaïque, nous incluons deux articles venus de France et du Maroc. Agustina Mattaini de l’Université de Lille, adoptant une motivante perspective comparatiste basée sur un dialogue (« constellation fantasmée ») avec la pensée de Virginie Despentes, fait une analyse littéraire approfondie du roman Aleana (1979) de l’écrivain argentin José Sbarra, « icône underground ». L’auteure focalise son étude sur trois aspects essentiels du récit : la violence sexuelle, l’abandon du modèle familial traditionnel et la tension entre oralité et écriture afin de proposer une « dé-filiation » de la maternité et la « création d’alliances affectives queer ».
Younes Bouya et Abdeslam Hbabou de l’Université Chouaib Doukkali à El Jadida nous proposent un article à forte base sociologique et didactique où ils analysent les manifestations de la dyslexie chez les enfants marocains à l’aide d’une étude empirique portant sur 45 élèves au sein de l’école primaire (différents niveaux et milieux scolaires et différents niveaux socio-économiques). Ils mettent en valeur les difficultés de lecture et d’écriture ainsi que l’impact du bilinguisme (arabe/français) comme facteurs déterminants.
Dans notre section d’écriture-création intitulée Traces, nous publions quatre textes très différents : un entretien, un texte de « recherche-création », une nouvelle, et un autre micro-récit bilingue. En effet, nous avons l’honneur de publier un entretien avec l’une des dramaturges québécoises les plus prestigieuses, Carole Fréchette, centré tout particulièrement sur sa pièce « fondatrice » : Les Quatre Morts de Marie (1998). C’est une idée qui a surgi à partir d’un travail de recherche de Fin d’études en Langues Modernes et Leurs Littératures de l’Université de Valence, réalisé par Alba Font de Mora Paes sous ma direction. Même si cela fait plus de vingt ans que je m’intéresse à son théâtre et que j’avais déjà travaillé sur des textes de Fréchette avec mes étudiant·e·s (La Peau d’Élisa, 1998 et Jean et Béatrice, 2002, entre autres), je ne l’avais jamais rencontrée. Cet événement s’est enfin produit à l’occasion de la touchante remise des prix littéraires de l’Académie des Lettres du Québec le 18 octobre 2023 à Montréal, un jour avant mon anniversaire, que j’ai fêté pour la deuxième année consécutive dans cette ville spécialement intéressante du point de vue humain et culturel, à laquelle je me sens spécialement attaché grâce aux personnes qui y habitent et qui m’accueillent toujours les bras ouverts. Carole Fréchette a été charmante et enthousiaste à l’idée de faire cet entretien qu’elle a révisé minutieusement avant publication. Je tiens donc à la remercier très sincèrement de sa générosité.
Karine Katia Bénac, chercheuse et artiste féministe et enseignante à l’Université des Antilles, nous propose un émouvant et savant « témoignage autofictionnel » intitulé T’as qu’à lui dire que c’est beau sur l’invisibilité des femmes artistes et la violence dont elles sont victimes à partir de sa propre expérience de « chercheuse-artiste métisse victime d’un harcèlement moral au travail ». Pour ce faire, elle s’appuie sur une « scénographie » constituée de photographies de ses œuvres tout en adoptant le stratagème littéraire d’un « dialogue fictif avec Jeannine Guillou, femme peintre invisibilisée, épouse de Nicolas de Staël ».
Le second texte de « création », que nous classons dans la typologie des nouvelles, s’intitule Sillage et il a été écrit par Émilie Dhérin de l’Université Lumière Lyon 2. Il rend hommage à Henriette Valet « injustement oubliée » et à son ouvrage Madame 60 bis, paru en 1934 et salué par la critique. Il s’agit d’un texte mystérieux, habilement construit, se dévoilant petit à petit pour répondre à une question dont la protagoniste, Madame 60 bis, « une femme enceinte », comme beaucoup d’autres femmes, se répètent inlassablement : « Suis-je donc moi aussi, plus que je ne croyais, une femme écrasée par la vie et la misère ? Vais-je être anéantie sans résistance et même sans souffrance ? ».
La section de création s’achève en beauté avec une dernière nouvelle ou micro-récit à la première personne intitulé La Diva, où le rêve et la réalité se confondent. Qui est cette jeune fille mystérieuse aux « yeux gris et intenses » ? Écrit par Carolina Belda Plà et illustré avec les photographies de Pura Giménez San Onofre, ce texte publié en version bilingue (espagnol-français) a été traduit par Fadia Benmokhtar. Ne tardez pas à les lire…
Je voudrais remercier de tout cœur toutes les personnes ayant participé à ce numéro 8 : la Coordinatrice du Dossier « Femmes artistes », Claudia Pena, le Directeur artistique, José Luis Iniesta, les auteur·e·s des articles et des textes de création et les différents comités (scientifique, de rédaction et d’évaluation). Pour finir, j’aimerais vous annoncer que le Dossier du numéro 9 de la revue HYBRIDA de décembre 2024 portera sur les « LISIÈRES ». Je n’en dis pas plus…
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On me dit de plus en plus que je pose trop de questions. C’est dans mon caractère et ce n’est pas du tout nouveau (ni malicieux) mais j’avoue que cela s’est peut-être accentué avec l’âge. Néanmoins, la plupart des réponses aux questions que je pose je les connais bien mais je me refuse à accepter l’évidence, à rendre ma langue au chat, et j’insiste et j’insiste pour arriver toujours à la même impasse, têtu que je suis, incapable d’assumer l’échec. Concrètement Slimane, un migrant sans papiers qui a parcouru l’Europe pendant sept ans avant d’arriver en Espagne et que j’ai rencontré par hasard, m’a fait comprendre que poser des questions inutiles ne fait qu’accentuer la séparation, l’abîme. Je m’excuse souvent en disant que c’est de la déformation professionnelle mais je sens que cela ne convainc personne, même pas moi. Mon état de fragilité est peut-être transparent, comme le verre de la barrière de la salle de communications de la prison. Je pars du principe que la communication entre les personnes constitue, elle aussi, un abîme tragique, duquel on ne peut pas échapper, « cependant j’hésite, j’hésite à… finir. Oui, c’est bien ça, il est temps que cela finisse et cependant j’hésite encore à – (bâillements) – à finir », comme le dit le personnage de Hamm (le marteau atrophié) dans Fin de partie de Samuel Beckett.
Comme l’écrit Louise Dupré à la fin du poème qui sert d’introduction à cette ouverture : Rêverais-tu encore d’une rédemption ?
Domingo Pujante González
Directeur d’HYBRIDA. Université de Valence / Espagne