Sujet diasporique : entre tentative d’intégration et tentation intégriste, lecture dans Ce Vain combat que tu livres au Monde de Fouad Laroui

Pour citer cet article

Ahmed Aziz Houdzi, A. (2022). Sujet diasporique : entre tentative d’intégration et tentation intégriste, lecture dans Ce Vain combat que tu livres au Monde de Fouad Laroui. Hybrida, (5), 97–111. https://doi.org/10.7203/HYBRIDA.5(12/2022).24026

Ahmed Aziz Houdzi / Universite Chouaib Doukkali / Maroc

Résumé. Cet article se propose d’explorer, à travers le roman de Fouad Laroui Ce vain combat que tu livres au Monde (2016), les différentes transformations identitaires d’un sujet diasporique en prise directe avec l’Histoire immédiate. Ce roman qui constitue l’objet de notre étude donne accès à la conscience d’un personnage sur le point de devenir terroriste et invite à suivre son parcours chaotique de Paris à Raqqa à travers trois moments clés de son existence : tentative d’intégration, désintégration et tentation intégriste. Le destin du personnage principal Ali Bouderbala se déploie sur fond d’une surmédiatisation des débats acharnés et virulents, qui dessinent les visages d’une France habitée par le spectre des guerres identitaires (Blanchard et al., 2016), et fait face à une rémanence historique qui laisse profiler comment « les ankyloses identitaires » (Shayegan, 1989, p. 5) qui ponctuent le temps présent sont redevables du « passé qui s’efforce de sortir du présent » (Ashcroft et al., 2012, p. 50). Ainsi, Fouad Laroui se saisit des attentats qui ont frappé le cœur de Paris en 2015 pour ouvrir des perspectives d’analyse à même de nous renseigner non seulement sur certains conflits qui traversent aujourd’hui la société multiculturelle, mais également sur les moyens susceptibles de les résorber. De ce fait, il nous convie à lire et à réfléchir sur les différentes interactions qu’opère un sujet diasporique avec les aléas d’une géopolitique bouleversée et nous offre une explication romanesque d’une vie qui va chavirer entre le désir ardent d’intégration dans la société française laïque et la tentation intégriste promise par la société théocratique incarnée dans sa forme la plus monstrueuse par l’État islamique.
Mots clés : sujet ; diaspora ; intégration ; désintégration ; intégrisme

1. Introduction 

Dans une perspective bien spécifique, Michel Foucault souligne que « la fiction consiste […] non pas à faire voir l’invisible, mais à faire voir combien est invisible l’invisibilité du visible » (Foucault, 1966, p. 524). Dans Ce vain Combat qui tu livres au Monde, roman qui constitue l’objet de notre étude, Fouad Laroui donne accès à la conscience d’un personnage sur le point de  devenir terroriste et invite à suivre son parcours chaotique de Paris à Raqqa. C’est ainsi qu’il fait surgir les conditions, les ressentis et les états d’âme susceptibles de nous faire comprendre les raisons de cette conversion à l’extrémisme. Pour ce faire il laisse transparaitre les forces obscures qui conditionnent le vécu d’un sujet dont le rêve de s’intégrer dans la société française se brise sur le poids de son origine. Son parcours qui vacille entre le rêve de l’intégration et le cauchemar de l’intégrisme laisse saillir les entrelacs historiques qui déterminent la place des différents protagonistes dans le monde.

Dans ce roman survenu dans l’actualité brulante des attentats de Paris du 13 novembre 2015, Fouad Laroui se propose de répondre à une question fondamentale qu’on pourrait résumer ainsi : qu’est-ce qui pourrait pousser ces jeunes hommes issus de l’immigration, éduqués qui maitrisent tous les codes de la modernité, épanouis, jouissant de toutes les libertés à chavirer dans les rets de cette idéologie mortifère qu’est l’État islamique ?

Pour donner prise à ce basculement, il fait profiler les ferments historiques, politiques et idéologiques escamotés par les discours largement répandus qui tentent de clarifier cette résurgence de la barbarie à travers le parcours d’un sujet diasporique et sa conversion à l’intégrisme.

Nos analyses situent leur foyer théorique dans l’entrecroisement des études sur l’hybridité et la diaspora et s’inscrivent dans le sillage des études critiques rassemblées par Kalra et al. (2005) qui ont permis grâce à l’articulation des concepts de l’hybridité et de l’imaginaire diasporique d’explorer non seulement les différentes configurations culturelles et sociales de la diaspora dans ses liens avec la nation (Bordes-Benayoun et Schnapper, 2006), mais aussi de fournir quelques cadres explicatifs de ce qu’ils appellent «la terreur transnationale » (Kalra et al., 2005, p. 127). De même que les théorisations de Homi Bhabha, notamment dans Les lieux de la culture (Bhabha, 2007) représentent des jalons réflexifs à même de nous aider à comprendre comment peut s’opérer la transformation d’un citoyen modèle à un potentiel terroriste tel que la fiction de Fouad Laroui nous invite à l’appréhender. Il va sans dire que le concept d’intégration et son échec qui mène indubitablement à la désintégration, sont ici mobilisés non seulement d’un point de vue sociologique (Begag, 2003; Schnapper, 2007) mais également en tant que processus avec une forte incidence psychologique sur les individus devront se situer entre plusieurs appartenances (Kamiejski et al., 2012) et faisant face à différents enjeux identitaires (Ogay, 2001).

2. Un sujet diasporique, de l’intégration à l’intégrisme

Ali Bouderbala fait partie de ces élites diasporiques évoluant loin de leurs contrées et de leurs lieux d’attaches à la recherche de nouvelles conditions pour l’exercice de leurs activités respectives. Ces populations prospèrent dans des univers qui dépassent l’appartenance nationale et représentent des existences qui évoluent au-delà des cadres conventionnels de l’identité nationale et de l’origine. Ils dessinent une nouvelle géographie culturelle et axiologique et procèdent à une réinvention continue de la notion d’appartenance. L’expérience diasporique est au cœur de la globalisation, elle « défait, selon Alexis Nouss, l’opposition entre centre et périphérie ou, plus précisément, elle juxtapose un centre et la possibilité d’un second centre ou de plusieurs autres »(Nouss, 2015, p. 38). 

Cette dynamique de déplacement accélérée par les flux globaux problématise les structures stables d’identification et confère à l’imaginaire une place primordiale dans l’élaboration des liens entre l’« ici » et « l’ailleurs ». De la même manière qu’elle peut miroiter l’ubiquité enchanteresse des lieux d’appartenances, une telle situation n’est pas sans charrier des dimensions tragiques. Car s’il est vrai que cette condition semble annoncer l’avènement d’un individu « postethnique » (Appadurai, 2001, p. 209), c’est-à-dire, libéré des filiations imposées et prescrites à la faveur des filiations électives (Hollinger et Duvoux, 2013), il n’en demeure pas moins vrai qu’elle parait porteuse de ce qu’Arjun Appadurai désigne par le « bug primordialiste » (Appadurai, 2001, p. 211) c’est-à-dire le retour potentiel, dans des moments de crises, à ces formes naturalisées de l’identité qui s’attachent au sang, à la langue, à la religion ou à la mémoire, fortement mobilisables dans les luttes pour la reconnaissance.

C’est justement ce à quoi nous convie Ali Bouderbala dont le parcours ponctué par le triptyque : intégration, désintégration, intégrisme, est susceptible de nous fournir un cadre explicatif d’une conversion aussi inattendue qu’incompréhensible. Cet ingénieur français d’origine marocaine se trouve écarté d’un projet, qu’il a chapeauté jusqu’ici, pour des raisons de sécurité liées à son origine peu fiable. Il s’ensuit de cela une descente aux enfers, qui le ramène dans le giron de l’État islamique. Cette destinée inattendue coïncide avec ce qu’on a pu appeler la nouvelle Hijra (Adraoui, 2017) qui décrit l’exode entrepris par ces jeunes qui affluent des quatre coins du monde vers les zones de combat en Irak et en Syrie et qui se présente comme un mouvement de rupture radical avec la terre des “mécréants”. Happés par le monde utopique ébauché par l’idéologie de l’organisation de l’État islamique, ces combattants de Dieu participent non seulement d’un déplacement des frontières géographies et culturelles, mais s’aventurent dans la résurrection d’une temporalité imaginaire qui coïncide avec la proclamation du Califat.

Le roman propose donc de suivre le parcours de radicalisation d’Ali Bouderbala tout en tenant compte de cet arrière-plan, qui détermine ses conduites et oriente ses agissements. Le fond historique, qui nourrit ses ressentiments, légitime et justifie à ses yeux ses actions, est remet à l’ordre du jour, scruté, discuté, relativisé, en vue d’être dépassé.

2.1. Le désir d’intégration 

Ali Bouderbala est un jeune marocain, ayant effectué une grande partie de ses études supérieures en France. Il choisit, après avoir acquis la nationalité, de s’établir à Paris. Il occupe le poste d’ingénieur dans une société à la pointe de la technologie. Ce brillant haut cadre semble très épanoui dans l’univers où il évolue. Il souscrit fièrement à la promesse républicaine qui fait que « l’individu est formellement libre d’écrire son propre scénario » (Hall, 2007, p. 310).

En cherchant à être reconnu comme individu délesté de toutes les attaches culturelles et ayant foi dans la neutralité de l’État et dans les valeurs de la République, Ali Bouderbala se met d’emblée, du moins du point de vue de son cousin Brahim, dans la posture du transfuge culturel. D’autant plus, que celui-ci ne manque pas d’arborer fièrement les signes d’une acculturation entamée, bien avant son arrivée sur le territoire français, à travers ses lectures littéraires et sa curiosité culturelle. En débarquant à Paris, il « se trouvait d’emblée jeté dans un territoire mythique » (Laroui, 2016, p. 87). Son projet de s’intégrer dans la société française représente un élément clef dans la compréhension de son parcours. Ce désir qu’il affiche par son assimilation des référents culturels du pays d’accueil se donne à voir aussi à travers la distance critique qu’il établit vis-à-vis de sa culture d’origine. Cette capacité de décentrement qui ressort dans ses différentes discussions témoigne d’une manière claire de sa volonté de couper les amarres avec l’identité des ancêtres. C’est ce qu’on peut déceler par exemple dans cet échange avec sa future concubine Malika, où Ali se saisit, avec beaucoup d’ironie des présupposés culturels qui semblent déterminer son existence dans le monde.

Ils entrechoquèrent leurs verres en se regardant dans les yeux. Malika pouffa. – Deux Marocains qui trinquent au mojito, c’est un peu bizarre, non ? Ça ne va pas nous porter la poisse ?

– C’est le monde à l’envers ! La fille de la République et de Voltaire est superstitieuse… et c’est le “ z’magri ” qui se fiche du Ciel ? (Laroui, 2016, p. 21)

Il convient donc de remarquer qu’en plus de l’autodérision qui caractérise son discours, Ali Bouderbala se montre tolérant vis-à-vis de certains interdits religieux. Car en plus de trinquer au mojito, il envisage vivre avec Malika sous le même toit en dehors des liens sacrés du mariage. Par ailleurs, tout en étant lucide sur sa condition d’immigré (z‘magri), il semble échapper, du moins par la voie de l’ironie, à l’idée qui rattache fatalement tout sujet issu d’une culture musulmane au Ciel et au poids de la superstition. Cette “posture ironique”, qui s’exprime dans plusieurs endroits du texte, pourrait être tenue comme le moyen susceptible non seulement de le mettre en adéquation avec l’univers dans lequel il vit, mais aussi à conférer à son existence une certaine fluidité vis-à-vis des contradictions qu’il traverse.

Cet état d’esprit qui se matérialise par le biais de l’humour participe à retourner les stigmates qui semblent l’attacher à son origine. C’est ce qu’on découvre dans ce dialogue avec Malika, où Ali conteste toute assignation identitaire. Toutefois au lieu de composer avec les codes culturels qui régissent la société dans laquelle il évolue, il semble s’y perdre sans aucune garantie de retour. C’est ce dont témoigne son refus d’être assimilé ou confondu avec les membres du groupe “ethnique” dont il est issu.

Un jour, tu commenceras à me faire des reproches. Les Marocains ont tellement l’habitude des bons petits plats préparés par leur maman… Ali fronça les sourcils, contrarié.

– Qu’est-ce que j’ai à voir avec « les Marocains » ?

– T’en es un, non ? Ou alors, tu m’as raconté des craques ? Tu es suédois ?

– Attends, ça fait dix ans que j’habite à Paris, j’ai un passeport français, je vais rarement « au bled », comme ils disent… – Ouais… Quoi qu’il en soit… Ne me dis pas que tu as oublié les petites “chhiwates” que te faisait ta maman ?

– C’est loin, tout ça… Je suis parisien, maintenant. Ici, les grands chefs sont tous des hommes. C’est moi qui ferai la cuisine ! Les jours de fête, je nous mijoterai une dal‘a, c’est succulent… » (Laroui, 2016, pp. 18-19)

Ce qui est frappant dans cette conversation, c’est d’abord la promptitude de Ali à nier ses liens avec sa communauté. La distance franche qu’il installe avec son identité d’origine à travers l’interrogation « Qu’est-ce que j’ai à voir avec “les Marocains” ? » traduit en somme un désir de contextualisation et une volonté d’être en phase avec la société française à laquelle il a choisi d’appartenir : « je suis parisien, maintenant ». Cette nouvelle appartenance qu’il revendique implique la loyauté à l’égard d’un nouveau référentiel culturel.

Dans cet exemple, Ali semble avoir intégré les normes qui régissent la division des rôles domestiques dans la société française. Il se montre prédisposé à renverser le paradigme qui régule la répartition des genres dans sa société d’origine, celui qui fait que l’entretien du foyer et des enfants relève de la responsabilité des femmes alors que le travail à l’extérieur de la maison incombe aux hommes.

En effet, loin de se conformer à l’image qui considère les Maghrébins comme « trop machos [qui] traitent les femmes comme des bonniches » (Laroui, 2016, p. 29) Ali Bouderbala regarde la femme comme son égale, c’est ce que souligne Malika « – Ali est très différent. Il me voit vraiment comme son égale » (Laroui, 2016, p. 30). Ces différents aspects traduisent clairement l’esprit d’ouverture qui anime le protagoniste. Il est clair qu’en tant qu’individu autonome, il n’hésite pas à marquer par là une coupure (Bastide, 1955) avec les lois de la communauté d’origine.

Cet arrachement à soi se confirme davantage lorsqu’on compare Ali à son cousin Brahim. À partir de leur échange s’esquissent deux positions antimoniques. L’un transparait comme libéré du poids de la culture d’origine, se montrant en parfaite harmonie avec les codes de la société laïque à laquelle il a choisi d’appartenir. L’autre se montre très attaché aux codes culturels qui régentent sa communauté d’origine et aux références religieuses qui déterminent son appartenance et sa vision du bien et du mal.

Ali et Brahim se tenaient debout à un arrêt d’autobus sur le boulevard Saint-Michel [] Brahim hésita puis se lança.

– “Aji”… C’est vrai ? Tu vas te marier ? Avec… comment elle s’appelle ? Malika ?

Ali, contrarié, se tourna vers son cousin.

– Qui parle de mariage ? On va vivre ensemble. On verra bien.

L’autre glapit :

– Mais… c’est haram ! – Oh, ça va Brahim…

Arrête de m’embêter avec tes histoires de haram et de halal. On est au XXIe siècle, on n’est plus à Fqih Ben Salah au temps des caravanes… Aujourd’hui, les hommes, les femmes, on sort d’abord ensemble, on apprend à se connaitre, on vit ensemble, puis après on voit… Bon, il arrive, ce bus ? (Laroui, 2016, pp. 44-45)

Pour montrer le fossé qui sépare les deux personnages, les exemples ne manquent pas. Ali se coupe de sa culture d’origine, son désir de s’intégrer dans le système culturel et axiologique disponible se fait aux dépens de l’abandon de sa propre culture, du moins sa relégation à un rôle secondaire. Tandis que Brahim se coupe de la société d’accueil, confirmant ainsi l’idée qui considère l’établissement de l’immigré maghrébin en France comme provisoire (Mekki, 1979). Brahim entretient plus de lien spirituel, symbolique et imaginaire avec le pays d’origine et sa culture qu’avec le pays d’accueil. Alors qu’Ali ne manque pas d’affirmer son attachement au territoire et à la temporalité dans lesquels il évolue. Sa conscience semble comme synchronisée sur les valeurs de “l’ici” et du “maintenant”.

Brahim ne lâchait pas prise.

– Mais comment tu peux respecter une femme si elle vit avec toi sans être ta femme ? C’est la honte !h’chouma !

Ali, après quelques instants de silence, leva lentement la main droite et montra au loin quelque chose du doigt.

– Dis-moi, Brahim, c’est quoi, ça ? Brahim plissa les yeux et regarda dans la direction qu’indiquait l’index de son cousin.

– C’est le bus. Le 38, mais il va dans le mauvais sens.

– C’est un bus, on est d’accord. Ce n’est pas un chameau, non ? On est à Paris, pas à Médine au temps des dromadaires ? Ou à Fqih Ben Salah au temps de feu le haj Hassan, notre grand-père commun ? Brahim se retourna vivement.

– Et alors ? La religion, c’est pour toujours, c’est pour… pour partout. Dans les deux mondes : al-‘âlamayn.

– C’est quoi, les deux mondes ?

– Eh bien, c’est ici et après. La vie qu’on mène ici-bas et puis l’au-delà, comme disent les Français

– Comme disent aussi les Sénégalais et les Québécois. (Laroui, 2016, p. 46)

Il est clair qu’Ali s’oppose diamétralement à Brahim, son cousin. Si l’un est entièrement attaché au référentiel culturel et au système des valeurs dont il issu, puisqu’il mobilise le référentiel religieux à tous azimuts. L’autre est en phase avec son univers, Ali actualise son système référentiel, il le met au diapason de la société dans laquelle il évolue. Voilà ce qu’il répond à son cousin qui ne cesse de lui rappeler ses origines culturelles et les normes religieuses qui doivent orienter chacun de son comportement.

– Mais attends, la situation est symétrique !

– “Ch’nou” ? Je ne comprends pas.

– Je ne suis pas marié, moi non plus. Selon ton raisonnement, elle ne devrait pas me respecter puisque je vis avec elle sans être marié. Tu me suis ?

Brahim prit un air scandalisé. – Ah non, ah non ! Ce n’est pas la même chose !

Ali, sûr de son avantage, se contenta de laisser tomber du coin des lèvres, froidement :

– Pourquoi ?

Il connaissait le pouvoir de ce simple adverbe, prononcé ainsi, apparemment sans passion : pouvoir de dissolution de tous les dogmes, de tous les fanatismes… Brahim semblait trépigner d’indignation. (Laroui, 2016, p. 48)

Brahim est la voix de la communauté, du moins selon une forme fantasmée, qui raisonne/résonne par-delà les frontières. Son existence se caractérise par un dogmatisme invétéré. L’exhibition de sa foi prend l’allure d’une identité qu’il oppose à la société dans laquelle il vit. Une sorte d’armature qui pourrait le prémunir des coups hostiles de l’Occident. Une “boussole” identitaire qui pourrait le prévenir de tout risque de perdition et de fourvoiement. Ses références, ses pensées renvoient au temps révolu des pieux prédécesseurs et des premiers califes.

Ali ne se laisse pas faire. Il oppose son sens critique au dogmatisme et à la bêtise du cousin Brahim. Il fait montre de suffisamment de ressources pour contrecarrer ses arguments et montrer leurs limites. Ali se distingue par sa capacité de contextualiser les considérations religieuses qui déterminent les conduites et les discours du cousin. Cette attitude qui régit ses différentes conduites explique sa vision du monde. La lutte pour l’autonomie que Ali ne cessera de revendiquer témoigne de sa conscience aiguë que le fondamentalisme pourrait foncièrement émaner d’une perception erronée de la religion et de sa mobilisation dans des situations où elle risque de se heurter à ses propres contradictions. De ce fait, il se comporte en individu dans une société transnationale qui ne semble reconnaitre que les sujets dans sa condition.

Hassan Moustir s’arrête sur l’incongruité que laisse transparaitre ce discours de l’appartenance entretenu par Ali Bouderbala, il faut dire que ce « schisme entre l’appartenance (le ici) et son double (l’ailleurs) » (Moustir, 2019, p. 106) dénote d’une « vision de soi, trouble et instable » (Moustir, 2019, p. 105). En effet, si Ali Bouderbala semble ravaler toutes les indications qui peuvent le renvoyer à son origine c’est qu’il estime que c’est de cette manière qu’il peut être en phase avec l’univers dans lequel il évolue ; une injonction à laquelle il est sommé de répondre en faisant prévaloir juste ce pourrait le rattacher à son pays d’accueil et confirmer l’appartenance française qu’il revendique. Il va sans dire que cette dissociation indique une sorte de foi naïve dans la promesse républicaine. D’ailleurs, le cas de sa concubine Malika représente l’opposé. Celle-ci malgré le fait qu’elle soit née en France, elle demeure lucide qu’elle n’est pas perçue comme Française « car elle sait bien que dans les yeux de certains elle restera toujours ‘la Marocaine’ et que la neutralité prônée par une République qui s’affiche comme laïque est tout de même biaisée » (Van der Poel, 2018, p. 291). C’est d’ailleurs grâce à cette lucidité qu’elle maintient son équilibre entre deux appartenances qui peuvent sembler inconciliables.

2.2. Désintégration 

L’observation du parcours d’Ali traduit une quête d’affranchissement du poids de l’appartenance communautaire. Sa recherche d’être reconnu comme individu, que semblent traduire les exemples liminaires déjà cités, s’exprime par le recul et la mise à distance qu’il installe en permanence entre la société d’origine et la société d’accueil. Comme nous venons de le voir, Ali se présente comme un sujet très intégré dans sa nouvelle société. Il semble en parfaite harmonie avec son nouvel univers jusqu’au moment où sa trajectoire se heurte à quelques circonstances particulières. Son désir d’adhésion aux valeurs promises par la République bute sur le poids de ses origines. Ses multiples efforts pour être considéré comme individu ne semblent pas suffire pour faire oublier son identité d’origine et faire décaper tous les stéréotypes qui pèsent sur un sujet dans sa condition. C’est en tout cas ce qu’il conclut lorsqu’on l’éloigne d’un projet qu’il avait coordonné.

En effet, Ali va être écarté d’un projet qu’il a chapeauté à cause de ses origines peu fiables aux yeux des services secrets. La suspicion qui pèse sur les sujets d’origine maghrébine va lui ôter son individualité, puisqu’il va être considéré comme appartenant à une communauté. Il sera ramené à se confondre avec une appartenance qu’il semble avoir reniée. Ali se trouve confondu avec des personnes qu’il abhorre par-dessus tout.

Excédé par la colère, Ali s’adressant à Malika laisse surgir sa déception :

“Mesdames, messieurs : je vous présente le modèle républicain français ! La République ne reconnait pas les groupes, les communautés… seulement les individus !” Mais çà, çà ne marche pas pour Bouderbala. Eux, c’est eux, mais Bouderbala, c’est pas lui, c’est tout un groupe ! Bouderbala, il a un cousin ! Alors, on mélange tout. Si ce n’est toi, c’est donc ton frère ! Tons ‘frère musulman’. (Laroui, 2016, p. 84)

Ali ne comprend pas ce que lui arrive. Après la déception, c’est un sentiment de rejet qui l’habite. En se sentant trahi par la République et le modèle culturel pour lequel il avait nourri beaucoup d’espoir, Ali sombre dans une dépression et commence peu à peu à se désintégrer. Il se replie sur lui-même et tente de comprendre cette nouvelle condition dans laquelle il se trouve. C’est ainsi qu’il passe des heures et des heures devant la télévision à voir et à revoir toutes les images de violences et de guerre relayé en boucle.

Ce qui le ramène à prendre conscience non seulement de l’image dégradée qui colle au sujet arabe, mais aussi à faire face des origines du ressentiment et de la haine qui conditionnent son vécu. Le destin de Ali se trouve mêlé à celui de ces congénères. Il se trouve concerné par toutes les dégradations et les injustices qui ont ponctué l’histoire du monde arabe pendant le XXème siècle.

Pour aider Ali, Malika essayera de relativiser sa situation en le conseillant de consulter un médecin. Brahim persuade son cousin que la religion est le meilleur remède pour guérir sa dépression. On peut lire que « Malika lui parlait de médecins, de psychiatres, Brahim le prit un jour par la main, littéralement et l’emmena à la mosquée » (Laroui, 2016, p. 215). Il faudrait souligner que l’état psychique de ce dernier le prédispose à se laisser influencer par le discours dogmatique de Brahim. Dans cette descente en enfer, le rôle de celui-ci se révèle décisif. Il prend de l’ascendant sur son cousin pour le ramener, du moins de son point de vue, au droit chemin. C’est ainsi qu’il s’en presse à lui signifier ouvertement que tel ou tel de ses comportements n’est pas conforme aux préceptes religieux.

Ali commence à fréquenter la mosquée avec une assiduité déconcertante pour quelqu’un qui avait marqué ses distances avec sa culture d’origine. Ali « vit dans un autre monde […] il ne regarde que des sites islamiques. Islamistes, jihadistes » (Laroui, 2016, p. 185). Ce retour à la religion dans sa forme salafiste et radicale se transforme en une aventure ambiguë. Il prend l’allure d’une attitude défensive et offensive qui profite de la fébrilité du personnage pour le précipiter dans le giron de l’intégrisme.

2.3. Tentation intégriste 

Il est clair que ce balancement entre deux formes d’appartenances traduit la situation tragique de Ali. Sa quête d’individualité avortée se transforme en expérience de radicalisation. Faisant face à “ l’aporie de l’intégration” le sujet se jette à corps perdu dans « cette internationale du jihad » (Laroui, 2016, p. 241). Dans ce passage de l’arrachement à soi au repli sur soi, le destin de Ali traduit au fond une double coupure. D’abord avec sa culture d’origine et celle du pays d’accueil auquel il a choisi d’appartenir. Ensuite avec son être, car celui-ci se trouve dépossédé des fondements constitutifs de son être à commencer par le nom propre. Voilà comment s’annonce son affiliation à l’état islamique : on lui ôte son nom pour l’affubler d’un pseudonyme.

– Tu as un fils ?

– Non.

– Si tu avais un fils, tu l’appellerais comment ?

– Je ne sais pas… Jamal ?

– Très bien. On t’appellera donc Abou Jamal al-Maghribi. (Laroui, 2016, p. 239)

Ou bien le fait d’être dépossédé de sa capacité d’entendement : « Ne réfléchis pas trop, fais tes prières et fais ton travail », « Il est interdit de douter » (Laroui, 2016, p. 248) Ali se trouve dépassé par les évènements qui se déroulent devant ses yeux. Incapable de comprendre ce qui l’a poussé à se joindre à ses fous de Dieu. Il comprend que son combat n’était pas le leur surtout lorsqu’il découvre que les attentats qui ont frappé Paris étaient télécommandés depuis Raqqa, c’est-à-dire qu’il s’est trouvé impliqué dans ces agressions qui ont visé beaucoup d’innocents. Ali Bouderbala prend conscience qu’il n’est pas à sa place, cette prise de conscience va le décider à rentrer chez lui à Paris pour retrouver Malika « Il était réveillé, maintenant. Il était de nouveau lui-même, pas ce double étrange, ce dibbouk, qui s’était emparé de son corps dans la rue Jean-Pierre-Timbaud » (Laroui, 2016, p. 256).

Ce sursaut de lucidité sera avorté dans la violence par les milices de Daech. Appréhendé sur le point de départ, Ali sera exécuté, mais dans sa dernière pensée, les contradictions qui le constituent se trouvent enfin réconciliées « Sa dernière pensée fut double comme le fut sa vie, mélangée, brutalement confuse, hybride, car il vit en même temps, tracées en lettres de feu à l’intérieur de ses paupières closes, pendant que le coup de feu retentissait, fracassant, deux phrases superposées » (Laroui, 2016, p. 261). D’un côté Joseph k personnage principal de Le Procès de Kafka qui formule dans son râle de mourant la phrase suivante « Comme un chien » et l’autre phrase est celle de Hallaj « Tuez-moi, ô mes compagnons, c’est dans ma mort que se niche ma vie » (Laroui, 2016, p. 261) elles traduisent ce destin où se télescopent deux figures martyrielles « comme si les deux frères siamois qui en lui cohabitaient s’étaient enfin réconciliés ; et il mourut. Et il n’y eut plus rien » (Laroui, 2016, p. 261).

3. Conclusion

Au terme de ce parcours, il convient de souligner si Ce vain Combat que tu livres au monde semble redevable aux attentats du 13 novembre 2015, il ne se plie aucunement aux explications largement répandues à leur propos, mais tente par une lecture critique de l’Histoire d’ouvrir d’autres voies d’analyses. Celle-ci se déploie comme un programme susceptible d’enrayer « la machine de la méconnaissance mutuelle » (Khatibi, 2008, p. 12) et de libérer un imaginaire capable de transformer le monde commun.

Ce roman propose donc de suivre un parcours de radicalisation tout en tenant compte de l’arrière-plan, qui détermine ses conduites et oriente ses agissements. Le fond historique, qui nourrit ses ressentiments, légitime et justifie à ses yeux ses actions, est remet à l’ordre du jour, scruté, discuté, relativisé, en vue d’être dépassé.

Il faudrait noter que le 10 décembre 2015, moins d’un mois après les attentats du 13 novembre, l’auteur signe une tribune où il propose d’examiner le phénomène de la radicalisation à partir d’une autre perspective. Son analyse remet à l’ordre du jour les causes latentes qui enveniment les relations entre l’occident et l’islam, et bloquent les individus dans un ressentiment facilement mobilisable par les idéologies de division. C’est ainsi qu’il plaide pour un récit national qui englobe toutes les voix. Sa proposition de fondre les vainqueurs et les vaincus dans une seule narration qui transcende les clivages et dépasse les divisions, se présente comme une issue aux spasmes identitaires.

Il faut réécrire l’histoire du XXe siècle, en ayant le courage (ou la folle ambition) d’intégrer tous les récits, celui des perdants aussi, de ceux qu’on a colonisés, « écrasés », humiliés, de ceux à qui on a fait des promesses vite oubliées, il faut intégrer tous ces récits dans un méta-récit humaniste qui serait celui de tous les hommes, où chacun (même le vainqueur, surtout le vainqueur) reconnaîtrait ses fautes, où personne ne serait oublié et dans lequel chacun pourrait se reconnaître. (Laroui, 2015)

Références bibliographiques
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Ahmed Aziz Houdzi prépare une thèse de doctorat sur l’hybridation culturelle et axiologique dans le roman marocain francophone de la Nouvelle Génération sous la direction de Mme Salima Khattari, professeur à l’Université Mohammed V, Rabat, Maroc et M. Khalid Zekri, professeur à l’Université Moulay Ismaïl, Meknès, Maroc. Parmi ses publications :
– Houdzi, A. A. (2018). L’Individu, une émergence impossible : valeurs en conflit dans la littérature marocaine d’expression française de la Nouvelle Génération. Romanica Silesiana, 2(14), 144-155.
– Houdzi, A. A. (2019). L’hybridation culturelle dans le roman marocain francophone contemporain : stratégies scripturales et enjeux symboliques. Le cas de Le mariage de plaisir de Tahar Ben Jelloun ». Les cahiers du Centre des études doctorales, (7), 2019.
– Houdzi, A. A. (2020). Démasquage de l’imposture coloniale ou quand Mardochée contre-attaque par l’écriture le récit de Charles de Foucauld ». Soroud, (5), 47-57.